DANS LE PARKING DU SUPERMARCHE

Deux jeunes filles viennent vers moi
dans le parking du supermarché, deux employées
sans autre signes particuliers que leurs badge
Staples ? sur la chemise noire
expression neutre, pas de tatouages ni de piercings
Est-ce qu’elles ont besoin d’un chariot ?
Dans le coffre ouvert, Allan cherche nos sacs recyclable

Elles s’approchent et l’une d’elle me dit:
Voulez-vous venir avec nous à l’église Dimanche ?
Comme si on était au bal et qu’elle me demandait cette danse
J’examine de plus près les visages ronds d’adolescentes
qui ont l’âge d’être mes filles
Quelle église ?
la plus grande pointe son badge du menton :
Eglise de Jésus Christ, je lis
et plus petit en dessous (mais je ne veux pas m’approcher trop près)
des saints des derniers jours.

J’avoue que je suis ignare
dans le domaine des dénominations
S’agit-il d’une de ces « églises »
pop-up qui se montent dans des bureaux au hasard
ou d’une ancienne et obscure tradition américaine ?
Quoi qu’il en soit, ces saints du dernier jours m’inquiètent légèrement
Que diable savent-ils de plus, et est-ce que j’ai raté quelque chose ?

Je tente de la rassurer :
Nous allons déjà à l’église tous les dimanches
– Où ça ?   
– A Boston
… il y a de très bons musiciens qui y jouent
les cantates de Bach, vous connaissez ?
Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle nous y allons, bien sûr…

Je m’enfonce plus profondément.
Je ne voudrais pas leur faire faux bon, à ces gamines
les décevoir, les écarter du droit chemin.
Ce que je voudrais leur dire
c’est que je crois que tous les chemins mènent à Dieu
Si c’est ce qu’on cherche.

Allan sort sa tête du coffre et me sauve : Merci, mais c’est bon pour nous
Leurs visages restent neutres, elles hochent la tête
Il y aura un pianiste samedi soir si ça vous intéresse !
Elles ne laissent pas tomber
Elles relancent et tirent encore
leur filet dans le parking du supermarché
Même si  elles pêchent aux convertis.


J’ai depuis fait des recherches sur cette église.
Fascinant !
Mais je maintiens ma position.

Joyeux Noël!

COMMENT SE DEBARRASSER D’UN VIEUX MATELAS (DANS L’ETAT DU MASSACHUSETTS) EN 20 ETAPES

Photo by Jou00e3o Saplak on Pexels.com

Tutoriel / Guide pratique

Cela peut arriver à tout un chacun : on achète un nouveau matelas et il faut bien se débarrasser de l’autre. Ma fille étant partie faire un petit voyage, l’idée m’est venue de lui faire la surprise d’enlever le matelas qui encombrait son intérieur. Au cas où ça vous arriverait, cher lecteur/trice, je partage le mode d’emploi.

  1. D’abord, tirer le matelas, comme on le ferait un cadavre, hors de l’appartement, le faire glisser le long des marches en laissant partout derrière de petits morceaux de matière non-identifiée pour les voisins.
    Puis tirer encore tant bien que mal l’énorme matelas mou qui fait trois fois votre taille et votre poids hors de la maison et le long le trottoir. Vos ongles agrippent le rebord de la couture, prêts à s’arracher. Après plusieurs arrêts pour reprendre son souffle, comme sur le chemin de croix, s’arrêter finalement devant la maison, en se disant que la mairie sera ouverte lundi (on est samedi), Le temps passera vite et personne ne saura rien, ni vu ni connu.
    Savoir qu’il suffira d’obtenir du greffier un autocollant orange ($5) pour la collecte des articles volumineux – comme vous l’avez fait l’année précédente avec votre propre matelas.
    Penser à la joie du moment où vous enlèverez l’enveloppe de nylon jauni et couvert de taches douteuses qui enveloppe le matelas. Se demander s’il provient de générations de magasins d’occasion.
  2. Retirer l’enveloppe de nylon. Admirer la blancheur du matelas défoncé en dessous. Il est maintenant bien plus présentable. Fourrer le « protège-matelas » dans votre poubelle.
  3. Laisser l’énorme matelas avachi contre l’arbre comme si de rien n’était, puis rentrer à la maison.
  4. Vérifier la météo. Constater qu’il y a une alerte au déluge pour le lendemain. Se demander s’il est sage de laisser le matelas dehors. Puis se demander comment le rentrer dans le cabanon, autant de mètres supplémentaires à trainer le matelas.
    Tirer et pousser le matelas dans le cabanon en 1) vous félicitant d’avoir un cabanon et 2) d’avoir eu la présence d’esprit de regarder la météo.
  5. En profiter pour jeter un coup d’œil en passant sur l’ouverture de la mairie Lundi matin pour vous procurer le fameux autocollant.  Se laisser divertir par l’onglet sur le recyclage et l’enlèvement des déchets.
    Ne pas en croire ses yeux : un formulaire annonce que l’enlèvement des matelas est aboli depuis le 22 Novembre de l’année précédente. Constater qu’il n’y a pas d’alternative, pas de conseils autres que : Apportez votre matelas vous-même au centre de recyclage et payez $75.
    Ou bien débrouillez-vous comme vous voudrez.
  6. S’exclamer : « $75 pour se débarrasser d’un matelas ? »
    Se dire que ce matelas taille large ne tiendra jamais ni dans sa voiture, ni sur le toit.
    Se demander comment se défaire du corps en se posant les mêmes questions que se sont posés des tonnes de gens : le jeter dans la rivière ? le couper en petit morceaux ?

  7. Se dire qu’il y a certainement un tutoriel sur Youtube qui explique quoi faire.
    Effectuer des recherches. Trouver de plus en plus d’articles confirmant que l’enlèvement des matelas est en effet aboli dans l’état du Massachusetts, et seulement dans le Massachusetts. Se sentir montré du doigt par Dieu.
  8. Essayer de penser aux gens qui pourraient vous prêter leur camionnette. Vous n’en connaissez pas.
  9. Penser à l’ironie de la chose : le cadavre que vous trainiez, il faudra effectivement le couper en petits morceaux. Comme Dutroux et Pélagie Rosier dans Les demoiselles de Rochefort.
  10. Se rendre à la quincaillerie et acheter une pince coupante, un cutter géant et des sacs poubelle.
    Visionner d’autres vidéos YouTube comme celui qui montre deux femmes dans un parking avec un cutter et des sacs poubelle, qui ont l’air de ne pas savoir ce qu’elles font.
  11. Fermer YouTube.
  12. Quelques jours de réflexion plus tard, et lors d’une journée ensoleillée, s’approcher à nouveau de la dépouille. Selon les directions glanées ici et là, entamer le pourtour avec le cutter. Se demander si la lame est émoussée, ou si la peau du macchabée est particulièrement épaisse.
    Enlever son manteau dans le cabanon non chauffé.
    Se dire que ça va prendre du temps et brancher le vieux haut-parleur wifi. Penser subitement à Michel Sardou (sans raison aucune) et trouver une chaine de musique française pop des années 80 pour se donner du cœur à l’ouvrage.
    Reprendre la coupe chirurgicale d’autopsie du matelas en compagnie de Michel Sardou (Femme des années 80).
    Trouver très vite que l’anatomie de ce matelas n’est pas du tout la même que celle montrée sur YouTube. Il ne s’agit pas d’un cadavre normal mais d’un mutant. Garder espoir et se dire que l’on a toujours été pleine de ressources.

  13. Enlever avec succès l’épiderme supérieur de la chose et le fourrer dans un premier sac poubelle.
  14. S’armer du coupe-fil et couper les grosses attaches de métal tout en écoutant Catherine Ringer (Andy). Se féliciter d’avoir les bons outils.
  15. Un fois les attaches détachées, entamer la seconde couche épidermique et, en utilisant toute sa force et son poids, décoller la couche de molleton. La fourrer dans le sac poubelle.
  16. Observer que l’organisme du défunt, i.e. son squelette, se compose de 23 rangées de ressorts individuellement emballés dans des tubes de papier-tissu blanc et solide, lesquels sont maintenus ensemble par la couche de fibres molletonnée inférieure et que par conséquent, il faudra couper le long des 23 rangées pour obtenir des bandes qu’il suffira d’enrouler et de déposer dans les sacs poubelle.
  17. Se saisir de la paire de ciseaux de taille industrielle fraichement acquise, se dire que le processus est maintenant enclenché et que si la musique est bonne, l’opération ne devrait prendre que quelques heures.
    Se mettre à la tâche hardiment.

  18. Se débrouiller pour isoler et découper autour de la partie centrale du matelas défoncé, ou tous les ressorts jadis hélicoïdaux sont maintenant en purée et impossible à trier. Fourrer l’ablation dans un sac poubelle.
  19. Après quelques heures de travail acharné, considérer les 10 sacs poubelle qu’il faudra écouler petit à petit dans les collections de déchet hebdomadaire. Eteindre la bande son.

  20. Admirer le travail.

CHARMING CAPE IN GREAT CONDITION

CHARMING CAPE IN GREAT CONDITION

“This lovely, well-maintained home
has been cared for by the same owners for decades”
It’s been on the market for 75 days – I check on it from time to time
hoping to see marked as sold
and not suspended in limbo
the shell of my ex-in-laws’ home
who vacated in favor of assisted living.

It looks like a cookie-cutter box to you, just a house –
The listing description doesn’t mention
the kitchen view of the birdfeeders and their faithful hummingbirds,
the green and gold wallpaper I know so well, still in place,
or the texture of the blinds, the top of the radiator,
my ex-husband’s bedroom, once revisited by young lovers,
old childhood pennants on the walls, baseball cards, vinyl records,
the parents’ bedroom next wall over,
its darkened windows like eyes closed.

It doesn’t mention the downstairs TV den with its couch
where young lovers met and cuddled,
where three sons and I brought back VHS tapes from the video store
like trophies,
it doesn’t mention how we played charades on holidays with relatives,
the smell of griddle pancakes, of fresh blueberry pie,
the Thanksgiving turkeys that always took all day to cook,
later on the high chairs, the rubber duckies in the tub,
the flowers in the yard where my kids dug their roots
the oodles of pictures we took of them there.

Surely every nook and cranny must keep a molecular knowledge
of the loads of love and holiday excitement?

Nobody asked me if I had removed all my memories
before the place was sanitized and put on the market
It was none of my business anyway  – we had split up ten years before
And I am not one overly attached to material things,

But how could this happen so unceremoniously?
Why wasn’t there a pow wow, with rain dances and
deliberations with the gods? Especially Hestia?
I bet she’d have something to say.

I see the house on the website as I would
a newly dead displayed in the funeral parlor.
The owls on the wallpaper going down to the basement must feel bewildered
Don’t let them wonder too long where life has gone.


I needed to emote about the sale of a house that contained my own past, the shock of the discrepancy between the material thing, the walls, and a whole set of vivid memories. Maybe I am not the only one with this experience.

LE NOUVEAU CALENDRIER

Cette année je ne trouve pas le calendrier idéal
ce matin, à la librairie de Newbury St
J’hésite entre La vie secrète des écureuils :
12 scènes magiques d’écureuils agissant comme des humains

Et Voici ma librairie : Douze devantures de librairies du monde
Mais je ne prends ni l’un ni l’autre

L’autre jour au centre commercial,
J’ai scanné avec une molle curiosité les étalages :
les filles de Sports illustrated et les autres maillots de bain
suivies par les Chippendales, les pompiers sexy –
J’essaye de visualiser l’effet sur le mur de ma cuisine

Puis on passe à la section des chatons,
Puis celle des chiots ensommeillés
Puis le calendrier Cabanes d’aisance de jardin  

Décidément, le bon calendrier ne me saute pas aux yeux
Cette année
Dans le passé, j’ai pioché dans la série Destinations :
Photos d’Italie, puis de France
dans un esprit d’inspiration, et pourquoi pas de manifestation
mais le désir m’échappe

Il est important de bien choisir, car tous les mois
et même tous les jours il faudra faire face
aux conséquences d’un achat rapide
et s’exposer à la photo choisie par l’éditeur

Une année j’ai voulu des photos de ballet,
Légèreté aérienne – mais je n’en ai plus envie
il me faut du tangible, du solide

J’avais suivi par des portraits de vaches.
peintures naïves et rassurantes de bovidés tranquilles,
Aux grands yeux doux et limpides
mais cette saison-là est passée aussi

Et si je laissais le coin vide ?
minimalisme : un mur tout blanc
Peut-être que je n’ai pas envie de fixer sur le mur
des projections, des oracles
peut être que je n’ai pas envie de mettre noir sur blanc
les rendez-vous du quotidien, les docteurs
les impôts, les ennuis

Je cherche un calendrier introuvable
avec seulement des moments heureux :
Des voyages, des rencontres en couleur
des jours de joie, des succès, des fêtes
mes enfants comblés, rayonnants
des départs, des déménagements surprise
des plans nouveaux sur la comète

Avec, à la rigueur, un agenda portatif
en finir avec les cases prévisibles sur un mur fixe.

CHANGEMENT DE PERSPECTIVE

Plusieurs fois j’ai observé
le matin en buvant mon café dans le fauteuil près de la fenêtre
une branche qui plonge, puis balance comme un trampoline
et puis cette petite bestiole, un écureuil
qui disparaissait vers le tronc.

Ce n’est pas un nouveau-venu
Je l’ai entendu galoper de temps en temps
tip tip tip tip, le long de la toiture
Je me demandais quelle course il effectuait
à toute allure
transportant de petites graines,
pour une raison ou pour une autre
d’un côté du toit, puis de l’autre

J’avais toujours pensé
que les animaux étaient voués
à lutter en permanence pour subsister
qu’ils passaient leurs courtes vies à guetter
des graines dans la neige
un moustique dans les airs
un mulot dans l’herbe
une proie dans la toile

J’étais désolée pour les pauvres canards
dans les mares gelées, sans manteau
sans doudounes les moineaux

Dans le froid, les éléments
la faim…

Et puis voilà que sur Facebook,
et puis plus tard sur Instagram,
j’ai vu des canards glisser dans la mare, puis regrimper la pente
j’ai vu un pigeon s’installer sur une girouette pour faire un tour de manège
j’ai vu un berger allemand et un poulet jouer à cache-cache

Bref, grâce à Internet, ma perception de l’ordre du monde
est en train de vaciller

Depuis que je l’ai vu plonger
comme un trapéziste sous mes yeux,
la branche oscillant de haut en bas, sous son poids
et lui rebondissant avec, pour disparaître dans les feuillages roux,
et recommencer un peu plus tard,
depuis que j’en ai la preuve,

je n’hésite plus à faire des jeux
sur mon téléphone, moi qui ne jouais jamais,
en essayant de me sentir moins coupable
de perdre mon temps.

Illustration glanée sur …  tattoosboygirl.com

NOTIFICATION

NOTIFICATION

Bravo! m’annonce JetPack ! tout excité !!!
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La “notification” me surprend

Par réflexe je vais voir et constate en effet
que Patrick Moustafa
PUISSANT MARABOUT AFRICAIN
s’est soudainement entiché de mon site

Et vient se joindre à la foule. Flattée je suis !
Que peut-il bien tirer de mes humbles œuvres
alors que je n’ai rien pondu depuis des mois ?

Me reviennent en mémoire des souvenirs d’enfance
les annonces dans Télé 7 Jours
les étalages de ceintures, de bijoux de terre cuite
aux odeurs de savane, boubous et djellabas,

Dans les rues de Nantes – Pas cher ! Pas cher !
Il faut dire que je les ai perdus de vue
depuis que je vis en exil à Boston.

Ce grand marabout africain va t’il me remettre
un gri-gri spécial en échange de la bonne lecture ?
pour rompre le sortilège qui a tari d’ici peu
ma joie de partager des mots et des images ?

Merci Oh Grand Marabout d’Afrique !
Je vais t’offrir un petit poème
à deux sous
de part chez moi, sous peu.

CE QUE MA MÈRE M’A DONNÉ

Dans une librairie d’occasion à Portsmouth, NH, il y a des années de cela, j’ai acheté un livre intitulé : What my mother gave me. C’était une collection de 30 récits par des femmes, certaines connues comme auteures, certaines inconnues (du moins de moi) qui parlaient d’une chose qu’elles avaient reçu de leur mère. Beaucoup avaient choisi de parler d’un objet. J’ai beaucoup aimé ce livre et j’y ai repensé souvent. Assez pour m’inspirer cette histoire, ou même une petite série, pendant que j’y suis. On verra.

C’était un manteau en peau de lapin à ma taille. Poil gris, un peu élimé sur les poches plaquées, surtout la poche droite. Il semble me souvenir qu’il était gansé de poil blanc pour le contraste, avec une capuche aussi, ornée de poil blanc.

La forme était simple, une coupe princesse, avec des boutons comme un Kabig. L’intérieur était doublé de satin décousu par endroit, et quand je glissais ma main dans une de ces coutures, je pouvais sentir le côté grainé de la peau, strié de rainures comme des veines.

Ce trésor fabuleux, le comble du luxe, venait du Cours des Halles, la supérette du bout de l’avenue Lamoricière, Paris 12e. Je connaissais bien les lieux puisque Maman nous y emmenait parfois faire les courses. Pour ma part, je savais qu’on y trouvait des flans au caramel, la sorte qu’on renversait sur l’assiette en cassant une petite languette de plastique.

Comment pouvait-on y trouver des manteaux de fourrure ? J’avais appris, et compris, que ma mère avait vu une annonce sur un bulletin au mur :
Bonne affaire ! Vêtements d’enfants à vendre, très bon état – manteau de fourrure, taille six ans ; peignoir en laine aux broderies bleu marine sur fond rouge.

Ma mère, par miracle, avait mis la main sur les deux. Le manteau pour moi, la robe de chambre pour mon frère.

En général, elle n’avait pas l’habitude de satisfaire mes rêves de féminité, de robes à volant et de chichis. Elle n’encourageait pas trop mes tendances. A moins qu’elle ne s’en rende pas compte.
Elle-même portait les nouveaux pantalons Karting avec des chemisiers col Concorde, pas de frou-frous romantiques.

Un jour, elle m’avait dit « ma fille, ne te marrie jamais. Les hommes sont une sale race. Il faut être  in-dé-pen-dante.» Elle avait dit ça sournoisement, en présence de mon père, assise dans le fauteuil du salon au papier peint à grandes roues astrologiques. Pour plaisanter, sûrement.
J’avais acquiescé et accepté ces sages conseils de mère à fille sans me poser de question.  En attendant, j’avais dû retourner dans ma chambre où j’avais dû sortir mon livre préféré, gagné comme prix de lecture à l’école, un livre de contes de fées dans lequel je revenais toujours à l’illustration de la belle au bois dormant attendant le prince charmant, alanguie sur un lit à baldaquin, dans une somptueuse robe à la fois légère et luxueuse qui l’enveloppait comme un nuage aux couleurs délicieuses. L’image de cette princesse au doux visage rond et aux boucles brunes m’enchantait.

Les cadeaux qu’on attend, et ceux qu’on demande. J’attendais de la vie qu’elle m’apporte ce genre de situation, de vêtements.

Dans la réalité, je portais une robe banane. Ma robe banane. C’était une robe trapèze au genou, en jersey épais de deux couleurs, ocre en haut, et brique en bas, à porter avec des collants. Je ne sais pas pourquoi on l’appelait ma robe banane.

Je rêvais que je dansais en robe longue, en sabots qui claquent, mes cheveux volant en longues boucles mordorées. Mais ma mère, qui n’avait peut-être pas accès à ces visions, me voyait en robe banane. Et puis c’est ce qu’on trouvait au Printemps Nation.

Le jour de la photo de l’école, je portais cette robe, et comme il fallait acheter ces photos, on en avait des planches et des planches de moi dans cette robe banane, démultipliée comme dans un kaléidoscope. Où qu’on aille dans l’appartement de l’avenue Lamoricière, on tombait sur une photo de cette petite fille aux yeux sombres avec sa robe banane.

Alors, le jour du manteau de lapin, ma mère avait tapé dans le mille. C’était comme Jean Valjean qui offre à Cosette sa poupée. Est-ce que j’avais demandé un manteau de fourrure ? Comment conçoit-on un manteau de fourrure à six ans ? Je n’avais jamais rien reçu de plus précieux, et j’étais éblouie par ce don du ciel.

Ma mère avait probablement compris qu’elle allait me faire plaisir. Peut-être que ça ne lui déplaisait pas, après tout, l’idée d’un manteau de fourrure. On ne peut pas toujours faire plaisir à ses enfants.

J’avais adoré cette pelisse royale. De temps en temps j’arrachais des poils, qui n’étaient déjà pas très fournis, pour être sûr que c’était bien de la fourrure. C’était vraiment de la bête (bien avant le synthétique) et je pouvais le prouver à tout le monde.

La robe de chambre en laine rouge, en revanche, s’était avérée beaucoup plus durable. Elle avait servi non seulement à mon frère, mais à mon second frère, des années plus tard. Mais elle ne m’avait pas fait rêver.

L’IMAGE FINALE

Mon oncle Roland et moi errons dans les dédales du parking de l’aéroport Charles de Gaulle. Il est venu me chercher (j’arrive de mon exil aux US pour des vacances en famille,) mais il ne sait plus où il a laissé sa voiture.

Si quelqu’un mourait ici d’un infarctus personne ne le saurait ! il resterait là. Mort ! 
Je souris intérieurement. Peut-être même extérieurement. Il râle assez fort pour que les rares passants en ce matin de semaine sachent ce qu’il pense. Depuis dix minutes on cherche sa voiture qu’il pensait avoir garée à cet étage du parking. Elle a été volée ! 

Roland est le demi-frère de mon père. Il n’est plus tout jeune.
Si je raconte cet épisode ici, c’est pour clore le récit de mes retrouvailles virtuelles avec mon grand-père. Mon oncle est la seule personne vivante, à part mon père, qui ait connu ce grand-père et qui pourrait m’évoquer, sinon l’homme, au moins un peu de ce monde passé.

Côte à côte, nous déambulons avec ma valise dans les aires grises et sans âme des parkings silencieux.

Je sens sa détresse qui monte. L’embarras. C’est peut-être aussi l’émotion de rencontrer sa nièce qui l’a distrait.
Je suis patiente, même si le décalage horaire se fait sentir – le vol Boston-Paris se fait toujours la nuit. Je suis partie tard la veille, mais j’ai dormi un peu dans l’avion.

Il a accepté la tâche que lui a proposé mon père, de me conduire de l’aéroport à la gare Montparnasse d’où je prendrai le TGV en direction de la Bretagne.
J’aurais facilement pu prendre la navette de l’aéroport mais mon père a insisté pour contacter son frère, lui confier une mission pour nous mettre en rapport. C’est la débrouille, le système D.

Finalement mon oncle se rend compte qu’il s’était trompé d’étage. On remonte dans l’ascenseur. Après une heure d’errance, gros soulagement.

Maintenant on peut faire la traversée de Paris.

Toutes les rues ont une histoire pour lui. Il me fait visiter une ville de carte postale que lui seul connait. Moi mes repères sont très différents : là où j’ai travaillé, là où j’habitais, mon studio rue des Batignolles, P&G à Neuilly, les quartiers où j’aimais me balader, les stations de métro. Evidemment, il y a aussi le quartier où je suis née, où j’ai grandi.
Mais son Paris à lui est peuplé de nos ancêtres.

C’est là que Rose, ton arrière-grand-mère tenait un atelier de repassage. Ici, ta grand-mère achetait des fournitures de peinture. Elle peignait.

Saint-germain : on allait de bar en bar, la nuit. Le but était de faire le plus de bars possibles.

Les cafés rutilants qu’il me montre sont des théâtres, scène et parterre, où se déroulent les drames et comédies de la vie parisienne. Il y a des étalages d’huitres, d’autres ont des stands de crêpe attenants. Rien de spécial, sauf si on vit comme le reste du monde, ailleurs.

J’aimerais réaliser un film de cette visite, pour moi-même. Parce que ma mémoire est pleine de trous. Pourquoi une telle richesse de passé et d’histoires familiales alors que j’aurai tout oublié dans quelques mois.

Mais bientôt on arrive à la gare Montparnasse. La gare des bretons puisque ses lignes desservent l’ouest de la France. Il y a la gare de l’Est, la garde du Nord, la gare St Lazare, et la gare Montparnasse. Les deux dernières me sont les plus familières.

A l’intérieur, il nous reste un peu de temps. Nous nous installons à une table de café parmi les voyageurs. On parle un peu de tout, mais au milieu de la conversation, il part sur un souvenir. Ça me rappelle ton grand-père Gabriel, je le revois… 
Je ne sais pas quoi dire.  Il me peint l’image du naufrage à la fin d’une vie qui ressemble à une course d’obstacles.

Je vois qu’il les revoit encore, ces images et qu’elles lui font toujours mal.
De plus en plus je comprends que la vie est faite de beauté et de laideur entremêlés, qu’on ne peut pas faire l’économie du malheur, de la maladie, physique et psychologique.
Je voulais remettre les pendules à l’heure, remettre en contexte la vie entière d’un homme, sans garder seulement le pire. Je vois plus clairement maintenant les contrastes, les zones d’ombre et de lumière. Ce jour-là, il me parlait de l’ombre. Je sais que ce n’était que contraste.

Recherche de toilettes : Regarde là-bas, ces sanisettes. Il y a un truc pour ne pas payer, je vais te montrer. 
Je ne sais pas si je dois le prendre au sérieux. Pourquoi éviter de payer deux euros pour ces nouvelles installations de toilettes autonettoyantes ? Mais je sens qu’il vit dans un autre monde, celui du passé, à la guerre comme à la guerre, un monde où il faut se jouer de l’adversaire, pour économiser des bouts de ficelle.
On dirait que d’autres petits malins ont déjà forcé la porte de la machine et qu’elle ne ferme plus entièrement.  Ce n’est pas de la délinquance, c’est encore du system D. Pourquoi payer pour pisser ? les hommes, de toute façon, n’ont qu’à trouver un angle sombre et le tour est joué. Mais pas ici quand même.

L’heure du départ approche. Encore sonnée par l’intensité des histoires qu’il m’a racontées, et par ma nuit de voyage, je marche à ses côtés jusqu’à la porte du train. A l’intérieur, j’aperçois des petites lampes sur toutes les tables du wagon restaurant. Une atmosphère confortable, intime s’en échappe.

Avril à Paris, les marronniers sont en fleur, mais il fait tout de même un peu froid. Il me dit « garde cette écharpe, je te la donne. »  J’enroule son écharpe autour du cou. J’ai gardé cette écharpe pendant longtemps.

LE PISSENLIT QUI VOULAIT SE FAIRE AUSSI BELLE QUE LA ROSE

Pissenlette voyait tourner les aiguilles de son horloge, et se disait chaque jour qu’il fallait qu’elle remette les pendules à l’heure.

Dans le champ autour d’elle, elle voyait bien les dégâts du temps qui passe sur les autres pissenlits, boutons d’or et autres humbles fleurs sauvages. Au début, elles se dressaient, corolles toutes fraiches, le teint radieux. Et puis ça commençait à perdre son lustre, à se recroqueviller. Elle, Pissenlette, n’allait pas passer par là.

Elle n’était pas laide, Pissenlette, mais pendant ses petites virées en ville, de la fenêtre du bus, elle avait repéré un fleuriste, chez lequel elle avait aperçu des arums, des iris, des gladolia… l Et puis surtout, des roses.

Elle considérait sa tige maigrelette, ses feuilles dentelées maigrichonnes, ses pétales tout étriqués, et puis cette couleur criarde…

Et ça n’allait pas s’arranger.

Une bonne amie aurait pu lui dire qu’au contraire, elle devrait être fière de ses pétales dorés, de son gros cœur odorant. Qu’elle était bien assez belle comme ça. Elle aurait appris qu’en anglais, on ne parlait pas de pisse-en-lit, mais de dandelion : dent de lion, vous vous rendez-compte ! Elle aurait dû rugir de fierté.

Malheureusement, personne n’était là pour le lui dire. La boutique qui suivait celle du floriste se trouvait être, par un étrange hasard, un cabinet d’Esthétique qui offrait des traitements « à la pointe de la technologie » selon les affiches.

Pissenlette, qui n’était plus dans la fleur de l’âge, avait justement, eu le temps d’économiser un petit pécule. Ces soins de rajeunissement n’étaient pas à la portée de toutes les bourses.

Elle avait regardé les photos avant-après : des giroflées un peu chiffonnées et grincheuses, qui sur la seconde image redressaient hardiment leurs corolles en souriant. On les voyait de face, de profile, de dessus, de dessous.

Elle prit rendez-vous. La femme en blouse blanche avait l’aspect rassurant d’un docteur.

Je voudrais ressembler à une jeune rose, lui expliqua Pissenlette. Tant qu’à rajeunir, pourquoi pas faire encore mieux ?

Une rose ? Mais bien sûr… je vous propose une élongation des pétales ici… une série d’injections de tsoin-tsoin là, pour retendre les tissus (il s’agit d’un produit puisé dans la sève d’un arbre noueux et secret) ; un soin de coloration permanent en rose … c’est bien une rose rose que vous aimeriez être, n’est-ce pas ?

Oh oui ! Une rose rose comme celle du Petit prince ! 

Pissenlette s’était répété si souvent ce passage qu’elle le connaissait par cœur :

Et elle, qui avait travaillé avec tant de précision, dit en bâillant :
– Ah! Je me réveille à peine… Je vous demande pardon… Je suis encore toute décoiffée…
Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration :
– Que vous êtes belle !

La femme en blouse la mettait en confiance, la flattait : Vous avez une bonne ossature, pour commencer, Madame. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Et le rendez-vous fut pris.

Pour le jour J, Pissenlette prépara sa valise, qu’elle remplit pour la majeure partie de billets de banque ainsi que quelques vêtements de rechange, et son réveille-matin.

Quelques temps plus tard, elle revint, tuméfiée, le visage enrubanné de bandes blanches. On ne voyait que ses yeux.

Puis au bout de quelques jours, elle se découvrit. Dans le champ, les chardons, le chiendent et les autres fleurs sauvages avaient du mal à détourner les yeux, Psst, tu as vu Pissenlette ?

Pissen-laide, Pissen-laide ! pouffaient les vipérines dans son dos ; les petites fleurs d’églantine, polies, faisaient semblent de regarder ailleurs.

Les pâquerettes, elles, se balançaient dans la brise, non concernées.

De tous côtés cependant, on entendait une rumeur, comme une brise dans le champ: Grotesque ! une caricature de rose ! une sorte de Picasso vivant !

Pétales rosâtres distendus, difformes, lisses et brillants, elle n’était ni pissenlit ni rose, mais une manière de Pissenrose, Rose-en-lit à la Frankenstein

De toute évidence, ce que les autres fleurs voyaient, ce n’était pas une beauté, mais une fleur mal dans sa peau, qui avait préféré un bizarre artifice à sa propre beauté à peine fanée. Elle affichait surtout sa vanité maladive, et une crédulité, une naïveté – disons-le franchement, une stupidité – qui l’avaient envoyée droit dans les filets des vendeurs de rêves.  Elle portait maintenant un masque de clown qu’elle ne pouvait plus enlever, mais qu’elle essayait de se justifier péniblement à elle-même.

Ses pendules, son réveille-matin s’étaient détraqués ; elle vivait désormais suspendue dans un malaise sans âge.

Au dehors, le temps passait. Et un beau jour, Pissenlette s’aperçut que les autres pissenlits subissaient une drôle de transformation. Leur capitule se refermait sur lui-même comme pour s’enfermer dans un cocon vert.
Malgré ses tissus déformés, Pissenlette senti ses propres feuilles vertes se redresser et se mettre à l’envelopper tout entière. Le mouvement était irrépressible, aucun moyen d’y échapper. Ça alors ! v’là-t ’y pas…  elle n’avait pas fini sa pensée que la parole lui fut coupée. Elle capitula.

Longtemps, elle resta enfermée dans un cloitre, retraite salutaire puisqu’elle n’avait plus à se voir dans la glace ni dans le regard des autres. Longtemps, longtemps, elle se senti en paix.

Jusqu’au jour où, telle la chrysalide du papillon, l’enveloppe verte s’ouvrit et dévoila à Pissenlette sa nouvelle apparence.

Surprise ! Elle avait maintenant une grosse touffe de cheveux blancs. Tous les autres pissenlits semblaient sortir de chez le même coiffeur avec cette tignasse blanc-platine mousseuse, qui faisait tout-de-même genre, il fallait le reconnaitre. Mais ce ne l’intéressait plus, Pissenlette, ces histoires de coiffures, d’apparences. Elle s’en fichait. Ce qu’elle sentait, c’était une forme de sagesse qui s’était formée en graines dans sa tête.

Un jour, une petite fille passait par là. Elle cueilli Pissenlette par la tige et souffla sur sa tête de sa petite bouche ronde en faisant un souhait.  

Pissenlette senti ses graines de sagesse se disperser aux quatre vents, et perdit connaissance, mais avec reconnaissance, juste après avoir pensé que c’était bien comme ça, après tout.

 *  *  *


Cette fable a été composée pour l’Agenda Ironique de Mars, qui se cultive ce mois-ci chez Isabelle-Marie d’Angèle . Il fallait :

J’ajoute un lien magique :

ACTE X -LE MARCHEUR DU VAL-DE-GRACE

A quoi pense Gabriel pendant son trajet entre le Val-de-Grâce où il travaille, et son foyer, rue Pascal ? Que voit-il, mon grand-père que je n’ai jamais connu ?

Ce n’est pas une longue distance, juste une dizaine de minutes.

Il a le choix de l’itinéraire, selon l’humeur du jour. On peut passer par la rue St. Hippolyte, laide et venteuse, ou la rue Claude Bernard.
Je parie qu’il préférait cette dernière, continuant sur la rue de l’Arbalète, la rue des Lyonnais, le Blvd de Port Royal, puis la fameuse St. Hippolyte à nouveau.

S’il veut l’éviter à tout prix, la rue St. Hippolyte, il peut toujours continuer la rue Claude Bernard et tourner au coin de la rue Pascal. Deux tronçons, angles droits. Moins de rebondissements et de détails sûrement. Moins de dentelles d’architecture, d’ombre et de lumière, de coins et de recoins avec leurs odeurs de pisse. Plus de devantures de magasins. Autant de crottes de chien.

A quoi pense-t-il pendant son trajet quotidien ? au ressac des flots au large des mers d’Islande ? A la rude traversée de l’Allemagne ?

On est 1945, la guerre est finie.  Pense-t-il au jour au jour où il est arrivé rue Pascal ?
Il s’est passé des choses depuis.

Il y avait déjà deux petits gars, mais le plus âgé est parti vivre chez sa grand-mère pour faire un peu de place.

Pense-t-il à sa femme ? Pense-t-il à leur bambin de deux ans qu’il va retrouver chez lui ?

Pas facile d’être père, le sien, il ne l’a pas connu. Les enfants, d’ailleurs, c’est surtout l’affaire des mères. Lui, Gabriel, avec son passé d’orphelin, de Rouletabille, il ne s’est pas gêné pour continuer le combat, celui de la résistance locale. Il serait même reparti faire des siennes dans sa Bretagne natale, selon certains. Histoire de ne pas se faire attraper à nouveau.

C’est peut-être à ça qu’il pense.

Quand on a été bourlingueur, fugitif, qu’on n’a connu qu’une vie de danger et de survie, on a du mal à se faire à la paix des logis, à la veillée des chaumières.  Il y a trop de pensées, de flashbacks. Trop d’énergie inutilisée, les sens constamment en alerte, aiguisés à prévenir l’attaque, à vaincre l’ennemi, ou même juste à faire face aux éléments, la faim, la soif.
La soif, parlons-en.

A la fin de la guerre, il a mis ses talents à bon usage. Il a trouvé du travail à l’hôpital du Val-de-Grâce, comme plombier, chauffagiste.

Les années ont passé, en temps de paix. Après son fils, nait une petite fille. Nous sommes maintenant en 1947.

Ce qu’il ne sait pas, Gabriel, c’est que les dix-sept années à venir sont les seules qui lui restent. Il va falloir les vivre en paix. Il va falloir se faire à l’idée que la France va se remettre, assez vite même.

Il va lui falloir composer avec ses souvenirs, ses traumatismes, ses blessures. Comme beaucoup d’hommes. Ça et vivre une vie tranquille à laquelle il n’a pas été préparé.

Dans les bus, il y a des places pour les invalides. Il y a plein de blague sur les manchots, les culs de jatte. Ça veut encore dire quelque chose.

Ce dont on parle moins, ce sont des blessures à l’âme. Mais personne n’est à l’abri de celles-ci, même en temps de paix.
Alors il y a un problème, celui de la boisson et de ses méfaits qui commencent à prendre le dessus.


Photo : Robert Doisneau – Boules de neige au Pont des Arts – PARIS – 1945